samedi, mars 04, 2006

Adèle de Baissac : Tu danses

Consommer : « Amener quelqu'un ou quelque chose
à son accomplissement définitif ».

Dictionnaire historique, stylistique,
rhétorique et étymologique
de la littérature érotique

Pierre Guiraud



C'est un halo à démentir puis à reformer. Tiens mon bras camarade que nous tournions un peu, que je te voie, tu me regardes, prends ce qu'il y a à prendre tant qu'il est encore temps, demain sera trop tard pour la rengaine de l'amour en catimini.

Fête foraine l'ami c'est une cavale mentale montée à cru, ce qu'on peut rire avec une poignée de regards en coin glissants sur un corps construit en mouvements rapides, quatre lignes de force solidement attachées qui me tirent, quel soulagement, personne de nos jours ne sait danser à deux, ah oui, ça de savoir danser à deux, à deux, c'est bien, tu sauras même que mon grand-père m'appris la valse d'abord debout sur ses pieds puis à côté c'est particulier et doux d'y penser, tu sais le whisky que nous avons bu plus tôt je le lui servais à cinq ans d'âge, moi, j'avais cinq ans et je mesurai à trois doigts

allez viens tu me tournes autour de toi chacun l'un contre l'autre ensemble pour un moment faisons semblant ça ne compte pas parlons l'œil timide et la peau sensible mon auriculaire entre deux de tes phalanges ton dos raidit sous ma main, fais comme si mais pas tant que ça, pas de frissons, pourtant, ce ne sont pas que des frissons que nous cherchons n'est-ce pas, plutôt le désir d'une autre vie menée non pas en parallèle mais pris dans notre réel, mais chut, arrête, plus bas, regarde comme nous dansons bien l'un contre l'autre et tu parles encore, ça ne marche pas pourquoi, c'est simple, ou nous sommes lointains et dignes ou nous ne le serons pas c'est tout, coquetterie hésite donc fait semblant d'hésiter, je la ramène contre moi tu t'entends penser, une voix dans ta tête qui embrasse le paysage éphémère d'une soirée, tête voyeuse qui augmente ton plaisir, c'est tellement bon une passade aléatoire sous les lampions, tellement bon de déguster l'air de rien un savoureux cocktail chimique, un délice hypothétique qui pince le bas du ventre un peu d'angoisse n'a jamais fait de mal au désir, et même,

je suis tendre plus vieux plus large aussi une masse creuse entre tes bras, une belle forme équarrie contre laquelle tu aimerais dormir, répète après moi, j'aime m'endormir avec un poids le long de mon corps comme

j'aime temporairement les hommes qui me clouent une fois au sol, assez fort pour que je tape des pieds pour remonter à la surface les poumons au bord de l'implosion, me faire peur,

tous les hommes de ta famille sont massifs grands et blonds aucun n'a jamais changé chacun est resté le même, des hommes sans double fond, c'est bon, et moi, aujourd'hui je suis blond oui, massif oui, les yeux bleus oui, et souriant souriant j'ai le visage si ouvert fais confiance à mon désir qui ne se dira pas plus que ça mais parlera sans cesse, désir jacteur et insouciant un vieux une jeune un vieux c'est sûr l'homme mûr, convenu les images qui viennent mais est-ce bien grave les guirlandes de la séduction s'accommodent des images convenues et des ampoules clignotantes des désirs attendus, viens petite belle accroche-toi à mon bras je t'emmène faire le tour du monde tu verras tu aimeras, tu ne connais pas

des bras forts ; des chaussures à talons et du parfum Dior une jupe qui tourne bien et je me sens tragique, différente, quelques heures à humer le corps de celui qui n'est pas l'autre, ses paupières tombent légèrement sur les côtés tu es une belle personne me dit-il, hahaha qu'est-ce que c'est que ces mots qui lui viennent, une belle personne une belle personne, féminin neutre, personne c'est pour tous, pourtant féminin et je suis une femme, donc belle dehors et dedans me voilà rassurée, mais ses yeux ont l'air tellement honnêtes, tellement je vais le croire et garder le neutre même si je me mors les lèvres un goût de rouge, tu me regardes tourner sur mes talons, délicieuse virevolteuse, tu murmures comme c'est bien comme c'est beau

j'hésite une seconde premier contact surprenant le peu d'épaisseur pourtant des fesses aussi toutes en rondeurs j'entends le mot roseau parce que je sais que tu y penses aussi parole formée comme une bulle qui crève sur ta bouche, ma main je te tiens bien accrochée au-dessus de la hanche tu n'iras plus très loin maintenant je vais te serrer violemment mes mains jointes autour de ta taille, couper le souffle te tenir aussi fort que je le veux, tout monte en moi l'autre main rejoint la première un étau à la taille – ça m'énerve, c'est trop beau, trop lisse trop confiant, le pouvoir d'un enfant qui pèse sur un chat de tout son poids juste pour voir, et ouf le relâcher je ne suis pas un meurtrier, revenir vainqueur mais il faut voir de quoi

c'est beau l'amitié et tu as aimé hésiter j'imagine que le sexe serait violent pour se venger de tant d'élégance et de tant de jeunesse dans ta tête tu serais Roi si tu cédais à ton délice de puissance, une excavation régénérante

de l'eau claire une source forte à moi, rien qu'à moi, enfin, tout obtenir d'une jeune femme de 26 ans qui retient la lumière dans ses mains indifférentes, n'a encore rien perdu, toutes ses dents un sourire de lait des seins pommes de la main tendues et généreuses et les idées si claires que c'en est un peu choquant sa jeunesse comme une évidence j'oublie que ça passe, passera passera avec le muguet le temps de respirer trois fois souffler doucement dans ton cou serrer ton odeur tentante comme la chair innocente posée là elle semble m'attendre mon désir est une réalité

je te veux sans te vouloir je te touche mais je te lâche, je marche vers toi et tu complètes les pas, tu me plais sous un certain faisceau horaire, un trou dans l'espace où nous nous cachons tous deux pour rire sous cape, soudain, complices, rire de la petite farce faite à notre éthique, une morale immense tissée de la peine que nous ne ferons pas, la morale entremetteuse a bon dos elle permet le désir et puis voilà, et si je me souviendrai de toi c'est parce que tu sais me toucher, dedans dehors maintenant, quand à l'idée de sentir ton torse, l'idée oui,

là contre toi je l'ai ton odeur, profonde, sucrée, ample, que sais-je, j'ai besoin d'aller plus loin, plus loin, encore, cela te ferait rire puis pleurer malgré ton doigt entre mes phalanges, donne encore sans en avoir l'air, une belle âme généreuse

ton dos large tressaille, oui convenu encore mais qu'y puis-je si ton dos à toi, il est large, large large, avec de la place pour moi et pour d'autres si mon petit doigt te trouble je le sens bien contre moi, tes yeux fermés parlent et c'est simple finalement de rencontrer par hasard un double, troublant un peu triste aussi, je t'offre alors un miroir superbe qui te désire, ton image inversée, féminine, vainqueur, assez jeune pour mimer une légère ignorance, à voir les choses venir trop tard l'on a déjà eu le temps d'en bien profiter

tu mets en relief une facette de ma tête, lumière brusque faisceau sur un angle pas forcément l'un des meilleurs, peu importe, c'est de le sentir intensément qui est réjouissant, éjouissant, jouissant, quelle revanche sur ces plis accumulés de compromissions, de dos ronds, de demi-mensonges,

à 48 ans n'est-ce pas de vivre un peu à travers une autre de 26 toute son énergie encore violente contre toi un faisceau dense dans tes bras, difficile de se tromper quand les lampions sautillent qu'on a 48 ans une belle gueule sincère et suffisamment intelligente pour trouver vite, vite, de nouveaux modes d'échanges,

c'est bon toute cette chaleur brute, sincère, et je ne serai pas chienne, j'ai toujours aimé les hommes plus âgés que moi, plus près de la mort, parfois plus près des choses aussi,

laisse-moi voir montre-moi même, que je me réchauffe, tu t'en souviendras quand tu auras 48 ans, quel courant chaud tout à coup près de toi, vois ce jeune homme aussi beau et intègre que tu l'as été, contre ta peau un peu fatiguée qui se réveille se déplie par la chaleur, donne-moi donc ce que je ne peux trouver ailleurs, tu n'y perdras rien

dans ce monde qui te fatigue, visiblement, tant tu es ému par ma chaleur brute, sincère, la première peut-être que tu croises après toi

Maintenant je suis fatigué, laisse-moi.




Pour Claude, en attendant mieux
Février 2006